La lecture de ces pages se veut utile aux personnes appelées à prendre des décisions en matière de politique de l’eau.
Première publication du texte de la présente page sur www.eautarcie.com: octobre 2000
Adaptation du texte original et première publication de la présente page sur www.eautarcie.org: 2010-03-04
Mise à jour: 2010-03-04
Lettre à la rédaction parue dans la revue Nature & Progrès, n°26, nov./déc. 2000, page 6.
par Joseph ORSZÁGH
1. La pensée de Petrella
La pensée de Riccardo Petrella s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle d’ici une vingtaine d’années plus de trois milliards de personnes n’auront plus accès à une eau potable de qualité, à moins de dépenser environ 800 milliards de dollars. En effet, lorsque dans un pays où les ressources disponibles en eau, tous usages confondus, sont inférieurs à 1000 m³ par an par personne, on peut parler de pénurie.
L’analyse que Petrella fait de la gestion de l’eau dans le monde est celle d’un économiste pour qui:
Pour sortir de l’impasse, il préconise un nouveau mécanisme économique pour financer la gestion de l’eau dans le monde. Les 800 milliards de dollars ne représentent qu’une fraction faible du montant des transactions financières spéculatives. Pour offrir de l’eau à tous, il faut prélever l’argent là où les flux de capitaux sont les plus importants; c’est à dire au niveau des transactions.
Ce prélèvement doit être confié aux états, ou mieux, à des organismes internationaux, et la gestion de l’eau doit revenir au secteur public, en dehors de toutes considérations commerciales. L’accès à l’eau doit devenir un droit inaliénable de chaque personne. Sa gestion est donc une affaire de solidarité de la plus petite échelle jusqu’à l’échelle planétaire. Aucun pays ne pourra prétendre à la propriété exclusive de l’eau qui se trouve sur son territoire, mais doit, le cas échéant, partager cette ressource avec ceux qui en ont besoin. Pour ce faire, une série de techniques est dès à présent disponible, comme la construction de barrages, canaux, aqueducs, le transport maritime des icebergs ou d’autres techniques d’approvisionnement. A titre d’exemple, le Canada pourrait approvisionner en eau la Californie ou la Sibérie le Moyen-Orient à l’aide d’aqueducs à construire.
Pour respecter le concept du développement durable, Petrella prévoit une tarification progressive pour les gros consommateurs d’eau afin d’encourager les économies et promouvoir les techniques de gestion durable.
L’outil juridique de cette gestion solidaire serait la «Charte Mondiale de l’Eau» acceptée par tous les états du monde.
Examinons à présent les idées développées ci-dessus suivant le point de vue d'un scientifique.
2. Les origines des problèmes de l’eau dans le monde
L’analyse de Petrella est pertinente et cohérente pour autant qu’on admette la validité de ses points de départ. En tant qu’économiste, il ne pouvait que se référer aux plans et aux prévisions des techniciens qui représentent dans les faits les intérêts des sociétés multinationales qui détiennent la plupart des techniques de gestion de l’eau. N’étant pas technicien, il ne peut pas donner une analyse critique des techniques en question.
Or, ce sont les techniques dont Petrella prévoit le financement, qui sont précisément à la base de la plupart des problèmes d’eau rencontrés dans le monde. Le «financement solidaire» ou la «gestion collective» ne changent rien sur le terrain: ce sont les mêmes acteurs qui planifient l’escalade de pollution – dépollution. Le chiffre d’affaires et les bénéfices d’un secteur économique qui vit de la pollution sont proportionnels au niveau de pollution dans le monde. Les techniciens et les spécialistes (même dans les universités) que l’on consulte à propos de la politique de l’eau sont payés directement ou indirectement par les multinationales qui peuvent même acheter des hommes politiques pour barrer la route à une politique de prévention de la pollution à la source et de gestion réellement durable.
Dès que l’on passe aux techniques alternatives décentralisées de gestion de l’eau que ce soit dans l’agriculture ou dans les autres secteurs, l’autre donnée de base devient caduque: la fameuse limite de 1000 m³ d’eau par an par personne. De plus, ces techniques peuvent être mises en place avec des investissements tout à fait dérisoires par rapport aux prévisions de 800 milliards admis par Petrella. Les techniques d’approvisionnement en eau dont on envisage actuellement le financement ne font qu’aggraver les problèmes de l’eau et sont, plus la plupart, incompatibles avec le concept du développement durable.
On pourrait donner de l’eau de qualité à chaque habitant de cette planète, sans mobiliser des capitaux, mais pour cela, il faudrait écarter des décisions relatives à la politique de l’eau les «spécialistes» (y compris ceux qui sont dans les universités) intimement liés à l’industrie qui a transformé l’eau en une marchandise.
Une des clefs de cette gestion est la mise en place d’une agriculture durable, pour laquelle lutte Nature & Progrès depuis une génération. Celle-ci est non seulement économe en eau, mais restaure également le régime hydrique naturel des écosystèmes, d’où la disparition de la pénurie, la diminution des risques des inondations et l’arrêt des pertes de terre par érosion et cela, sans mobiliser des capitaux gigantesques.
Une autre clef est de nature légale: réorienter les lois dans le sens de l’application rigoureuse du principe du pollueur-payeur. Actuellement, pour financer la dépollution, on fait payer les usages de l’eau, d’où la notion boiteuse du «prix vérité de l’eau». C’est ainsi que l’eau devient une marchandise.
Pour engager une gestion responsable il faut faire payer la pollution à la place de l’eau. A côté du «prix vérité de l’eau», il faut également introduire la notion du «prix vérité de la pollution». Une telle politique réorienterait les techniques dans le sens de la prévention. Les problèmes que nous connaissons actuellement se résorberaient sans mobiliser des moyens financiers démesurés. Sans intervention volontaire, l’eau cesserait d’être une marchandise. Dès lors, tout le monde aurait accès à l’eau, sans «charte» qui, dans le système actuel, restera un vœu pieu, sans aucun effet tangible.
A la notion de «gestion solidaire» préconisée par Petrella, nous opposons celle de «gestion responsable». On ne peut pas être solidaire dans la pollution. Pour gérer la pollution d’une manière efficace, il faut intéresser personnellement chaque individu à la prévention de sa propre pollution. Le système juridique actuel dilue les responsabilités. Il confie la gestion de la pollution aux techniciens qui ne peuvent que réparer les dégâts, tandis que l’individu peut la prévenir, mais seulement avec une gestion profondément décentralisée.
En suivant Petrella, on trouvera in fine dans la poche du contribuable le financement «solidaire» des techniques qui nous enfonceront encore d’avantage dans la spirale de la «pollution – dépollution» au plus grand profit des sociétés qui détiennent les techniques «dures» de la gestion de l’eau. Ces sociétés deviendront tout simplement les fournisseurs du secteur public. Dès qu’on écarte ces techniques, «la gestion et le financement solidaires» et même la «Charte de l’eau» deviennent inutiles et le monde sort des ses problèmes d’eau.
Mons, octobre 2000.